Extrait du Livre de Yannick Alleno, 4 saisons
Huitres de chez Cadoret 00000 Pain et beurre
Que se passe t’il ? Un tremblement de terre ? Pourquoi mon estomac rugit – il de surprise ? Il semble que la raison de tout cet affolement ne soit qu’une huître, mais elle cache bien son jeu. Pourtant, son origine et même le nom de celui qui l’a élevée sont précisés sur la carte. Pourquoi l’ai-je avalée si vite ?
La coquille, vaste et épaisse, exhibe avec fierté ses multiples strates, privilèges de l’âge. Dans ce berceau de nacre, l’huître est grande et charnue. Elle appartient à la catégorie 00000, le nombre de zéros indiquant le calibre, que je qualifierais, ici, d’ultragéant ». J’incise la chair avec mon couteau et il me semble couper un steak. Jamais de ma vie je n’ai mangé une huître tellement grosse qu’il faille l’attaquer au couteau ! Le morceau que je mets dans ma bouche glisse sous ma langue avec une telle douceur, une telle présence, que je découvre une sensation alors inconnue.
Trois compagnons entourent la belon : une dentelle croustillante de pain de seigle, quelques minuscules pastilles d’une gelée au vin blanc et une sauce onctueuse qui recouvre la chair. Soyeuse, avec juste ce qu’il faut d’acidité, cette sauce, fermentée au pain de seigle, contraste avec la texture juteuse et charnue du mollusque, et en accentue les saveurs.
Je me délecte de toutes les richesses de goût, naturelles et intentionnelles, de ce plat et prends conscience de la solennité de l’instant. Il a fallu que j’arrive à la fin pour sentir, tout en finesse, la note iodée de l’huître. En raclant le fond de la coquille avec la pointe de ma cuillère, j’ai l’impression de pouvoir compter les strates et me plais à imaginer que les 00000 sont en rapport avec le nombre de ses années. Ce M. Cadoret, qui élève ses belons en bretagne, j’ai envie de le rencontrer et de lui serrer la main. Il existe ainsi des huîtres d’excellence, et de grands chefs qui savent les révéler. Belon 00000, tu es, avec Yannick, une huître heureuse !
Je parcourais dans ma tête la carte de France, recherchant les régions productrices de bons vins blancs. Le sommelier m’a expliqué qu’un muscadet avait été utilisé pour la sauce, mais qu’il n’était pas le plus approprié pour accompagner cette huître extraordinaire. Pas plus, d’ailleurs, un blanc de Loire, ni d’Alsace, ni de Bordeaux. Alors un Bourgogne, pensé-je ? Mais oui, bien sûr, il y’a le montrachet de M. Edouard Delagrange. Je revois cet homme dans sa cave, magnifique et touchant, serrant sous son bras droit une bouteille de montrachet 1979, à la transparence dorée, comme s’il s’agissait de la plus belle fille du monde ! Je me rappelle, avec un peu de nostalgie, une discussion que nous avons eue ensemble : « Les terres sont-elles si différentes les unes des autres ? Qu’est-ce qui fait l’originalité de chaque vin ? » « L’âge de la vigne, le cépage, l’homme qui entretient son vignoble… Vous savez, le vin n’est pas une science exacte, et nombre de facteurs influencent sa fabrication.
“Mais alors, Monsieur Delagrange, d’où provient le goût si typique de votre montrachet ? » « Ça alors… Hum… Ce sont mes mains, c’est ça ! Je suis né dans cette belle région, je suis depuis toujours viticulteur dans l’âme. Chaque jour que Dieu fait, je descend dans ma cave, je vis avec mes vins, je les suis, je les goûte, seul et paisible. Mon grand-père paternel, Charles, disait que les vins étaient bons lorsque les pêchers avaient porté des fleurs bien roses. »